Passé par un grand nombre de festivals, récompensé à Gerardmer et aux British Independant Film Awards, Berberian Sound Studio est un véritable O.F.N.I., une proposition originale de cinéma et un hommage au cinéma Italien d’exploitation des années 70 qui mérite à ce titre un coup d’œil. Coup de projecteur sur ce film sorti dans quelques salles seulement en France.
Il y a des films qui, en dépit de leurs indéniables qualités, auront toujours du mal à trouver leur public en salle. Berberian Sound Studio est assurément de ceux la. Le film a pourtant fait le tour des festivals, sélectionné en compétition à l’Etrange Festival 2012, à Gérardmer 2013 (où il a remporté le prix de la critique et le prix du jury), au Frightfest (meilleur film), et même aux British Independant Film Awards, où il a remporté le prix du meilleur film et du meilleur acteur pour Toby Jones.
Doté d’un pitch et d’un traitement original, qui rebutera certainement ceux pour qui le cinéma se résume à une successions de rebondissements, Berberian Sound Studio a pourtant réussi à se frayer un petit chemin jusque sur nos écrans (un peu moins de 10 dans toute la France), sous la houlette de Wild Side. L’occasion de parler de ce film, que dis-je, de cette expérience, qui s’apprécie pleinement en salle.
1976 : Berberian Sound Studio est l’un des studios de postproduction les moins chers et les plus miteux d’Italie. Seuls les films d’horreur les plus sordides y font appel pour le montage et le mixage de leur bande sonore. Gilderoy, un ingénieur du son naïf et introverti tout droit débarqué d’Angleterre, est chargé d’orchestrer le mixage du dernier film de Santini, le maestro de l’horreur. Laissant derrière lui l’atmosphère bon enfant du documentaire britannique, Gilderoy se retrouve plongé dans l’univers inconnu des films d’exploitation, pris dans un milieu hostile, entre actrices grinçantes, techniciens capricieux et bureaucrates récalcitrants. À mesure que les actrices se succèdent pour enregistrer une litanie de hurlements stridents, et que d’innocents légumes périssent sous les coups répétés de couteaux et de machettes destinés aux bruitages, Gilderoy doit affronter ses propres démons afin de ne pas sombrer…
[youtube NOQDaVKmGDQ 640 360]
Le son de la peur
Film hommage au cinéma bis Italien, dont il reprend certains codes et certains personnages stéréotypés, Berberian Sound Studio nous fait donc suivre le très timide Gilderoy, ingénieur du son amené à travailler dans un studio italien sur un film d’horreur. Un environnement peu familier et hostile pour son tempérament anglais, qui ne tardera pas à avoir des séquelles sur lui, d’autant plus qu’il semble particulièrement mal à l’aise avec le film sur lequel il travaille… Mais plutôt que de traiter son sujet de manière classique, le réalisateur Peter Strickland décide de pousser sa logique jusqu’au bout : puisque le film parle de son, l’expérience sera sensorielle et sonore. Sans pousser l’éclatement aussi loin que pouvait le faire Amer, par exemple (autre hommage au cinéma Italien), Berberian Sound Studio nous propose une ambiance étrangement flottante, où les enjeux sont d’abord sensoriels avant d’être narratifs. Si l’évolution de l’histoire peut s’observer à l’écran, une bonne partie de l’action se passe aussi en dehors du champ visuel…
Car c’est là le tour de force du film : parvenir à retranscrire la terreur du personnage, transmettre son état de tension et de stress, sa paranoïa, nous faire mesurer et nous faire palper son effroi et son mal-être sans qu’à aucun moment les images du film en question ne nous soient dévoilées. Hormis le superbe générique hommage aux productions horrifiques italiennes des années 70 et 80 que nous verrons en début de film, aucune image de violence graphique, aucune photo du film sur lequel Gilderoy est en train de travailler n’apparaitront aux yeux du spectateur. Toute la terreur est ici transmise par un remarquable travail sonore, alternant bruitages, musiques d’ambiances, et même des plages de silence qui soulignent encore mieux la souffrance de certains protagonistes (on n’aimerait vraiment pas se retrouver à la place de la doubleuse soumise au châtiment sonore…). Tout cela met l’imagination du spectateur à profit, créant un état de terreur et de stress ressentie plus que vécue, mais plus originale et efficace que n’importe quel jump sacre ou image sanglante. Ici, la perception de la terreur est insidieuse, durable. Seules quelques phrases, prononcées de manières froides au début de chaque bobine que Gilderoy doit bruiter, donneront des indications sur l’action du film.
[youtube H7zIfUwwoQ0 640 360]
Tout au long du film se distille donc un incroyable travail sur le son, ses effets. Strickland joue avec nos oreilles en même temps que Toby Jones, l’acteur qui incarne Gilderoy, joue avec nos yeux par ses expressions, ses regards inquiets, ses moues, ses tics et autres signes de son inconfort croissant. On souligne au passage la prestation du comédien, qui sans trop en faire, avec au final, assez peu de dialogue, parvient à retranscrire avec finesse toute la fragilité de Gilderoy et la confusion dans laquelle il sombre progressivement. Toby Jones fait partie de ces acteurs dont on ne retiens jamais le nom, mais dont le physique atypique fait qu’on l’a forcément remarqué dans tel ou tel film, dans un second rôle, principalement. Un nom qui ne dit pas grand chose, alors qu’on l’a pourtant aperçu dans La taupe, Hunger Games, Harry Potter et les reliques de la mort, Blanche-Neige et le Chasseur, Captain America, etc. Son prix est en tout cas ici entièrement mérité.
Un film en dehors de toute temporalité
Si une grosse partie du travail de Peter Strickland s’est donc portée sur le son, le réalisateur n’en délaisse pas pour autant l’aspect visuel de son long métrage. Et de ce point de vue également, le réalisateur a fait du bon travail : jeux de lumières, d’éclairages viennent ainsi compléter et accompagner les effets produits par les jeux sonores. L’image léchée donne au film un cachet soigné, mais légèrement retro sans être datée précisément. Toujours est-il que tous ces éléments – sonores et visuels – s’articulent et se combinent à merveille, pour créer une expérience parfois insaisissable, comme l’illustre la scène dite du « Gobelin ».
Insaisissable, car y compris dans la forme narrative choisie par le réalisateur, les cartes se brouillent. Filmé dans un lieu unique (la studio de bruitage/mixage du film), toute notion d’écoulement du temps est absente du métrage. Aucune indication horaire, si ce n’est les quelques scènes de « nuit » ou quelques mots n’étayent le film. Le film même ne comporte d’ailleurs pas de générique propre. Seuls nous permettent de nous repérer l’enchaînement des séquences, laissant supposer que le monde continue sa marche en dehors de ces murs de son, hors du temps. L’unique indice qui offre un point de repère : les lettres que Gilderoy de sa mère, au départ d’une incroyable candeur et naïveté, mais qui se transforme en récit horrifique à mesure que l’ingénieur du son perd pied. Car au fur et à mesure que Gilderoy se sent pris au piège, s’enfonce dans l’horreur dans laquelle il travaille, la narration et les repères temporels se délitent, la frontière entre son travail et ses rêves se floute au point qu’il s’aperçoit lui-même à l’écran rejouant sa vie. Et ce ne sont pas les quelques extraits de son reportage sur la nature qui offriront une quelconque bouffée d’air frais à notre personnage, gagné par la paranoïa, et dont on ne comprends toujours pas comment il a pu atterrir dans cet endroit dont il semble impossible de sortir.
C’est aussi le risque d’un tel projet, avec sa narration qui ne se base pas sur un schéma classique, ses expérimentations sonores, son rythme somme toute assez lent, pour ne pas dire « absent » tant le film semble en dehors de toute temporalité, Berberian Sound Studio n’est clairement pas un film tout public. Sans tomber dans le cinéma expérimental dans sa forme extrême, le film risque même de dérouter certains fans de cinéma fantastique tant il ne répond pas aux critères d’exploitation actuels. Mais Berberian Sound Studio propose une expérience et une originalité telle qu’il se distingue, et mérite malgré son faible nombre de copie, amplement la découverte en salle. Car le film saura aussi se dévoiler pour peu qu’on accepte, l’espace d’un instant, de se laisser porter par son atmosphère déroutante.
En 2012, Berberian Sound Studio fut l’un des films qui nous rappela pourquoi l’Etrange Festival portait bien son nom. Expérience sensorielle, narrative, retravaillant les codes du genre, le film fait partie de ceux qui soit vous emporte, soit vous laisse de côté. Un parti pris forcément risqué qui explique que le film n’aura réellement sa chance que lors de sa sortie DVD. Toutefois, les amateurs de cinéma fantastique, les fans du cinéma italien d’exploitation, et tout amateur de cinéma fantastique ayant la chance d’avoir une projection près de chez soi peuvent dès lors tenter sa chance. Fort de ses qualités formelles et de son originalité, le film mérite qu’on lui donne une chance tant il se classe à part dans le paysage cinématographique de genre.
Berberian Sound Studio, un film de Peter Strickland avec Toby jones, Tonia Sotiropoulou, Cosimo Fusco. En salle depuis le 3 avril 2013.
Un commentaire