L’épisode final de Life is Strange, Polarized, est sorti le 20 octobre dernier. L’occasion pour nous de revenir sur le jeu dans son ensemble : l’ambiance tient-elle le joueur jusqu’au bout ? Après neuf mois d’attente et d’enquête et de tribulations, la fin des aventures de Max tient-elle ses promesses ?
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Après cinq années passées à Seattle, Max revient à Arcadia Bay, ville dans laquelle elle a grandi aux côtés de Chloé, pour profiter des cours de photographie de la fac du coin.
Forcément, en cinq ans, les choses ne sont plus les mêmes : Max a changé, Chloé a changé, des gens ont disparu…
Quoi qu’il en soit, notre héroïne attaque son mois de rentrée de façon sereine (ou autant qu’on peut l’être quand on a dix-huit ans, loin de ses parents, de retour dans sa ville natale dans laquelle, paradoxalement, on n’est plus proche de personne), jusqu’à une journée « un peu » agitée pendant laquelle elle se rend compte qu’elle peut revenir dans le passé.
Ce mystérieux pouvoir lui permettra-t-il de renouer avec Chloé ? De découvrir ce qui est arrivé à cette Rachel mystérieusement disparue ?
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Le jeu comporte donc cinq épisodes au total.
Le premier, comme nous l’avions déjà indiqué lors de notre précédent test, est un épisode d’exposition : il permet de se familiariser avec les personnages, les possibilités du pouvoir de Max en terme de gameplay, et plante le décor et l’ambiance. On y découvre Max, son côté mélancolique et contemplatif, l’automne dans l’Oregon, et on comprend que sous ses airs de ville charmante, Arcadia Bay cache son lot de mystères. Sans compter la vision de Max montrant une énorme tornade détruisant la ville.
Le second épisode se concentre sur Chloé et Max. Leur relation est au coeur du jeu et de la narration, et ce chapitre prend le temps d’en poser les enjeux et les non-dits : la peur maladive de l’abandon chez Chloé, qui la rend parfois insupportable, la culpabilité de Max, couplée à son sentiment de responsabilité face à son pouvoir de remonter dans le temps… Cela donne, à nouveau, des scènes contemplatives sur fond de vent d’automne. Cet épisode introduit également une limite aux capacités de Max, ce qui renforce les enjeux et le stress pour le joueur à chaque moment important.
Les troisième et quatrième épisodes accélèrent un peu l’action et l’enquête sur la disparition de Rachel. Les pouvoirs de Max, à nouveau, prennent un tournant inattendu, avec des conséquences assez terrifiantes.
Enfin, le cinquième épisode, en toute logique, apporte un dénouement à l’enquête et aux différents personnages.
Le retour dans le passé permet, en terme de gameplay pur, de résoudre différentes énigmes : ouvrir une porte, accéder à la bonne information lors d’un dialogue, empêcher une fusillade, sauver un oiseau, etc. Les tâches vont de la plus sérieuse à la plus triviale, et on ne sait jamais quelles seront les conséquences. Enfin si : si on ouvre une porte, manifestement, on pourra rentrer, mais pour les choix de dialogues, les possibilités d’empêcher tel ou tel événement, on ne sait pas ce qui va se passer ensuite. Et comme le pouvoir de Max ne permet de remonter que sur quelques minutes, le fait de pouvoir changer d’idée ne nous avance pas tellement.
Même dans la dernière ligne droite, quand Max découvre une nouvelle facette à son pouvoir, elle connait cette fois les conséquences de ses actes mais… Le résultat n’est jamais parfait. Du coup, que faire ? Que choisir ?
On a donc un gameplay basé sur le choix et les essais, mais on ne se sent pas plus puissant au final.
C’est d’ailleurs un moyen pour les développeurs d’illustrer un des propos du jeu : si on pouvait changer certaines décisions, certains mots, est-ce que ça changerait vraiment les choses ? Est-ce que ça vaudrait vraiment la peine ?
Toujours concernant le gameplay, l’épisode 4 introduit une phase d’enquête, sorte de puzzle où il faut analyser des données et agencer les informations de la bonne façon. Il est dommage que l’on ait pas eu ce genre de scènes un peu plus tôt dans le jeu : Max passe son temps à fouiller partout et à parler aux gens, mais, finalement, il lui faut bien longtemps pour commencer à tirer du sens de toutes ces informations.
Pour le joueur, c’est une façon d’approfondir sa connaissance des gens, de leurs relations, de leurs secrets, mais le fait qu’on n’en fasse rien pendant si longtemps donne parfois quelques longueurs : on fouille cette chambre, et cette poubelle, mais dans quel but ? On parle à X ou Y mais, pourquoi ?
Si certains se laisseront porter par l’ambiance et les personnages et se moqueront éperdument d’avancer vers nulle part, d’autres trouveront que c’est bien mignon tout ça, mais savoir que Machine aime le chocolat et que Truc aime le Club des Cinq, ça ne fait pas trop avancer notre enquête.
Cependant, il faut replacer l’église (ou la mairie, ou le monument aux morts, ou le PMU) au centre du village : comme beaucoup de jeux épisodiques, l’intérêt de Life Is Strange ne réside pas dans son gameplay, mais bien dans son histoire, ses personnages, ses thèmes, son ambiance.
Et il faut avouer que de ce côté là, le jeu est assez efficace.
L’atmosphère automnale, déjà, propice à la contemplation, à la nostalgie, est très bien rendue, par la lumière et la musique pop-folk-indé, et la lenteur de Max : elle prend son temps pour avancer, pour parler, et le jeu ménage même des aires de « contemplation » : asseyez-vous sur un banc, et Max se livre à un monologue pensif sur les événements. Adossez-vous à un arbre, et notre hipster préférée, à nouveau, vous offrira ses pensées.
Bon, dit comme ça, ça peut faire peur, mais globalement, ça marche assez bien, et on a jamais envie de claquer Max en lui hurlant de se réveiller un peu.
En revanche, on aura parfois envie de claquer Chloé, qui peut être insupportable, mais là où Dontnod réussit son coup, c’est qu’elle des raisons de l’être : elle ne s’est jamais remise de la mort de son père, son beau-père a clairement un syndrome post traumatique qui le rend assez imbuvable, elle vient de perdre sa meilleure amie/amante (selon les interprétations x), et elle retrouve son amie d’enfance, qui avait disparu au pire moment de sa vie. Il y a franchement de quoi être un peu à cran, et si rien de tout ça n’excuse le côté égoïste et vaguement suicidaire de Chloé (oui, parce que foncer tête baissée vers l’inconnu, après avoir volé une arme à feu, c’est suicidaire, plus que vaguement), ça l’explique, et ça permet de la rendre attachante.
Il est d’ailleurs dommage que les autres personnages soient traités de façon plus inégale : dans le premier épisode, on a une galerie de stéréotypes qui, sans surprise, se révèlent un peu plus complexes qu’il n’y parait de prime abord, au fil des épisodes.
Mais si certains, comme David, ont assez de substance pour devenir intéressants, pour d’autres, on reste un peu sur notre faim. C’est le cas pour Victoria par exemple. On comprend qu’elle n’est pas qu’une garce voulant à tout prix faire le mal, mais on a pas de réelles informations qui expliquent pourquoi elle se comporte comme une biatch et qui rendent son comportement réellement cohérent.
Sans doute par manque de « temps d’antenne », la plupart des personnages rencontrés dans le premier épisode sont là en « tapisserie » pour le reste du jeu, et ça donne parfois un sentiment étrange : quel intérêt de savoir que Zach et Victoria s’envoyaient des SMS sexuels, et que du coup Juliet pensait que Dana draguait Zach avant de comprendre que c’était Victoria la vilaine, si au final on en fait rien ? Quel rapport avec ce qui nous préoccupe, à savoir la disparition de Rachel ?
On pourrait penser que c’est une façon d’augmenter la liste potentielle de suspects, mais non : la plupart des personnages passent en mode « plante verte » dès la fin du premier épisode.
Etant donné le côté lent et contemplatif et parfois un peu « éparpillé » du jeu, certains joueurs trouveront que ça renforce l’immersion : Max est là, elle déambule, elle cherche, et va donc, fatalement entrer en contact avec des gens qui n’ont aucun rapport avec ce qui la préoccupe, c’est comme ça, c’est la vie. D’autres trouveront dommage de ne pas avoir resserré un peu l’ensemble pour offrir un décor et des personnages un peu plus équilibrés, un peu plus pertinents, et des interactions qui semblent un peu plus naturelles.
C’est d’autant plus dommage qu’on passe déjà beaucoup de temps à faire « du rien » avec Chloé tout au long du jeu. Alors, du rien « bien », qui construit leur relation, que les rend attachantes et qui permet de comprendre un peu qui était Rachel et ce qu’elle représentait pour Chloé, mais du rien quand même. Du coup, on oublie parfois ce qu’on fait là et qu’on a une disparition à résoudre.
Pour les joueurs qui se laisseront porter par le courant, ça ne posera pas de problèmes : ils « s’oublieront » dans les interactions entre Chloé et Max, dans les monologues contemplatifs de cette dernière, ils plaindront David, auront de la compassion pour Victoria, etc.
Pour ceux qui n’arriveront pas à oublier qu’il y a un potentiel prédateur en liberté à Arcadia Bay, et qu’ils ont promis à Chloé de lui retrouver sa Rachel, ça risque de moins bien se passer, et ils risquent de peiner à croire à toute cette indolence.
Enfin, l’épisode final risque de diviser également, même ceux qui ont pourtant accroché aux épisodes précédents.
Déjà, le dernier épisode, comme son nom l’indique, est le dernier épisode. Ce qui veut dire que toutes les attentes que l’on pouvait reporter de chapitre en chapitre en se disant » peut-être dans le prochain ? » ne peuvent plus reculer : ou elles sont comblées, ou elles ne le sont pas, mais on ne peut plus attendre le prochain épisode.
Du coup, certains joueurs seront déçus, car le dernier épisode laisse quelques questions sans réponses, et le parti pris « audacieux » concernant les choix effectués par le joueur ne plaira pas à tout le monde. Même s’il faut reconnaître que ce parti pris n’est guère surprenant et se sent venir depuis… Presque le début du jeu.
De plus, si le dernier épisode a d’excellentes idées pour placer son atmosphère, pour servir ses thèmes et pour remuer un peu les émotions du joueur, il souffre d’un problème d’équilibre entre ses différentes phases : on passe beaucoup trop de temps à être passif, notamment face au Grand Méchant™, et à subir les événements, ce qui donne des longueurs.
Vu les thèmes abordés depuis le début du jeu, entre suicide et agression sexuelle et deuil, que les développeurs tentent de nous mettre à la place d’une victime en insistant sur la perte de contrôle que l’on peut ressentir face à un prédateur n’est guère étonnant, et, au début, ça fonctionne.
Mais les dialogues que l’on nous sert face au prédateur sus-dit sont tellement clichés et creux que ça devient vite plus pénible qu’angoissant.
C’est d’autant plus dommage qu’en parallèle, certains passages paraissent sous-développés : des personnages ont des réactions qui semblent totalement improbables, et qui auraient mérité qu’on s’y attarde deux minutes de plus, et au moins une des fins possibles parait carrément vide.
Le cinquième épisode semble concentrer les défauts latents dans le reste du jeu : un rythme parfois un peu bancal, des dialogues à CA d’être un peu niais, un rythme lent et contemplatif et peu actif à deux doigts d’être pénible et ennuyeux, etc. Sauf que là, on est plus à deux doigts du pénible et du cliché, on y est souvent en plein.
Cependant, selon l’interprétation que vous ferez de Life Is Strange dans son ensemble, la plupart des défauts peuvent disparaître.
Attention, spoilers sur l’ensemble du jeu, y compris la fin.
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Soit l’on accepte que l’intégralité des événements de Life Is Strange sont réels, et le jeu sera parfois un peu décevant : on n’en saura pas plus sur l’origine des pouvoirs de Max, on ne saura pas pourquoi elle prend en photo une biche invisible dans l’épisode 2 sans que ça lui pose question, nos choix et nos actions n’auront finalement aucune importance, et le fait que Warren accepte si facilement de croire Max quand elle lui révèle qu’elle peut manipuler le temps pourra paraître un peu facile.
De plus, la fin où l’on décide de sacrifier Arcadia Bay semble vraiment vide, surtout si on la compare à celle où Chloé se sacrifie : la ville est détruite, tout le monde est mort, mais ni Chloé ni Max ne semblent vraiment réagir à la catastrophe, alors qu’elles slaloment entre les débris et les cadavres pour fuir ce qui reste de la ville.
Soit on part du principe que les événements du jeu, ou du moins, la majorité d’entre eux, n’arrivent que dans la tête de Max, après la « première » mort de Chloé, tuée par Nathan.
Pour parvenir à surmonter sa perte, Max se ferait une sorte de timeline alternative imaginaire, nourrie pourquoi pas par l’enquête en cours suite à la mort de Chloé, dans laquelle elle ressasserait inlassablement toutes les possibilités, tout ce qui aurait pu arriver, si seulement elle avait fait ci, ou si seulement elle avait fait ça. Une succession de « et si ? » qui mènerait à un choix tout simple : accepter la mort de Chloé, et aller de l’avant, malgré le manque et la peine, ou la refuser, et rester dans son petit monde intérieur.
Si l’on se place d’un point de vue « imaginaire », la biche invisible n’est plus un problème, les pouvoirs de Max non plus, le fait que Warren accepte si facilement lesdits pouvoir encore moins, et la fin où l’on sacrifie Arcadia Bay prend un autre sens : elle serait vide, à dessein. En effet, en refusant d’accepter la mort de Chloé (ou en ne pouvant pas l’accepter), Max se coupe d’une partie de ses émotions et d’une partie du monde.
Evidemment, quelle que soit l’interprétation, on arrive au même point : tout l’enjeu est d’accepter, ou non, la mort de Chloé.
Qu’elle soit déjà morte (si on part du principe que le jeu se déroule dans la tête de Max), ou pas encore (mais que Max se doute, plus ou moins inconsciemment, que la tornade est liée aux sauvetages de Chloé. La plupart des joueurs ont sans doute senti la fin venir depuis le premier épisode, ou au pire l’épisode 3, alors pourquoi pas elle ?) le cauchemar de l’épisode 5 (qui commence avec le suicide massif des oiseaux contre les vitres de la salle de classe) nous prépare d’ailleurs assez bien à ce choix ultime, au milieu des écureuils géants et des labyrinthes emplis de prédateurs :
– il y a d’abord le moment où Chloé roule des grosses galoches à l’intégralité ou presque des personnages du jeu et critique Max. Il est plus facile de laisser partir quelqu’un si on s’est convaincu qu’il ou elle n’était pas si parfait (ou, en l’occurrence ici, était une sale garce)
– il y a aussi le moment où une Max alternative vient invectiver « notre » Max, et la questionne sur ses motivations, sur qui elle est vraiment, et sur le poids que font peser les différents sauvetages de Chloé sur les autres
– enfin, il y a la dernière ligne droite avant le réveil, qui permet à Max de revivre les moments clés de sa relation avec Chloé, et lui permet de faire le deuil de ce qui fut (si on part du principe que les événements du jeu ont réellement eu lieu), ou de ce qui aurait pu être (si on part du principe que tout se passe dans sa tête).
On pourrait continuer longtemps à interpréter. Si on ajoute le fait que Max a dix-huit ans, qu’elle est donc en plein passage à l’âge adulte, moment où l’on apprend que l’on est pas immortel, où on commence à bien sentir que nos actions ont des conséquences que personne ne peut réparer, etc., l’ensemble prend encore une dimension, tout en restant cohérent.
C’est sans fin, c’est magnifique.
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Quelle que soit l’interprétation que l’on fait de l’ensemble, le ou les messages sont les mêmes : la vie est une chienne et chacun fait ce qu’il peut, comme il peut, si il peut.
Comme beaucoup de jeux « indé », Life Is Strange penche plus du côté artistique que ludique de « l’art vidéoludique ». Non pas que les jeux des gros studios soient tous dénués d’âme ou de profondeur, mais entre les bugs, les cinématiques, les histoires souvent épiques où il faut sauver le monde et le gameplay très présent, il est plus facile de passer à côté des éléments qui posent question, ou de passer à la suite du jeu sans prendre le temps de réfléchir. On est souvent moins dans l’intime, moins dans le moment.
Or Life Is Strange est un jeu qui prend son temps, et qui laisse du temps au joueur. Le rythme est lent, les choses se construisent petit à petit, et on avance à la vitesse que l’on veut. De plus, le jeu étant épisodique, il est inutile de se dépêcher de finir l’épisode : le prochain ne sera pas prêt plus vite. D’ailleurs, avec ce format éclaté sur plusieurs mois, non seulement on a le temps de se poser dans le jeu, mais aussi entre les chapitres. On peut alors réfléchir sur ce qui s’est passé, élaborer des théories, revenir dans le jeu, en discuter avec d’autres joueurs, etc.
Si Remember Me avait pu laisser un goût d’inachevé, Dontnod se rattrape clairement avec Life Is Strange. Evidemment, tout n’est pas parfait, et le propos du jeu est parfois desservi, ici par un dialogue un peu tarte, là par un personnage un peu creux, ou bien encore par un équilibre hasardeux entre ses différentes parties (l’enquête, le côté surnaturel, le côté intimo-introspectif).
Le jeu n’en demeure pas moins une jolie expérience, ou chacun pourra trouver ce dont il a envie, selon ses besoins, sur des thèmes plutôt graves, comme la responsabilité, le harcèlement, la perte d’un proche, etc., au travers de scènes parfois brillamment exécutées (comme le cauchemar dans l’épisode 5), parfois moins, mais l’ensemble est efficace, et fera marcher la catharsis pour bon nombre de joueurs, à la façon de The Cat Lady par exemple.
L’histoire se déroule finalement sans surprise, mais ce n’était pas vraiment le but. On nous propose ici un conte de passage à l’âge adulte, sur fond de vent d’automne et de guitare acoustique. Il n’y a qu’à se laisser porter par l’histoire de Max et de Chloé (et des autres), en cueillant au passage ce qui fait sens pour nous.